Rachmaninov – Les 24 Préludes - Jean-Baptiste Fonlupt

Rachmaninov – Les 24 Préludes - Jean-Baptiste Fonlupt

Jean-Baptiste Fonlupt n’ajoute pas seulement une nouvelle version aux nombreuses intégrales existantes ; il propose une lecture qui s’inscrit dans la durée, dont la force poétique et la cohérence visionnaire pourraient bien en faire une référence durable. Un disque audacieux, personnel, techniquement souverain, et qui témoigne d’un sens du souffle et de la ligne rares aujourd’hui. Une contribution majeure à la discographie des préludes.















La Dolce Volta (LDV128)
Note: 5/5



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La parution de l’intégrale des vingt-quatre préludes de Rachmaninov par Jean-Baptiste Fonlupt est une nouvelle qui ne passe pas inaperçue dans le monde pianistique : il s’agit d’un corpus dont l’interprétation exige autant de bravoure que d’humilité, autant de flamboyance que de clairvoyance structurelle. Le cycle, en apparence hétéroclite, trace un chemin intérieur qui va du geste juvénile et déjà irrésistible de l’opus 3 à la densité polyphonique et visionnaire des préludes de l’opus 32. Face à un tel monument, rares sont ceux qui parviennent à concilier un souffle épique authentique et une intelligence analytique. C’est précisément sur ce double terrain que Fonlupt s’impose comme une voix nouvelle, étonnamment mûre, dont la presse internationale a unanimement salué l’exigence – certains y voyant même une nouvelle référence moderne.

Dès le fameux Prélude op. 3 n°2, la signature de Fonlupt apparaît clairement : un piano net, d’une noblesse de ton singulière, jamais écrasé par l’emphase à laquelle cette page se prête souvent. Là où beaucoup projettent le drame au premier plan, il sculpte la ligne, épure les contours, donne au discours une tension retenue dont le charme opère à retardement. Cette maîtrise du timbre doit beaucoup à la prise de son, ample et précise, réalisée au Grand Manège de Namur, qui met en lumière un Yamaha à la clarté exemplaire, parfaitement homogène dans la transition entre registres. Certains critiques avaient parfois reproché aux Yamaha de manquer de profondeur dans le grave ; ici, la transparence prévaut sur la lourdeur, et l’on y gagne en lisibilité.

C’est toutefois dans l’opus 23 que l’art de Fonlupt s’épanouit pleinement. Dès le n°1, son sens du chant, naturel jusque dans l’inflexion la plus discrète, s’impose comme un fil conducteur. Le n°2, souvent traité comme un exercice de puissance, bénéficie d’une impulsion conquérante sans jamais perdre son profil mélodique. Sa maîtrise des préludes contemplatifs – notamment le n°4, dont il fait une page d’une intensité volontairement intériorisée – est l’une des grandes réussites du disque. Le plus spectaculaire reste probablement un n°5 fulgurant, irradiant d’énergie sans céder aux excès d’ostentation. Le n°7, quant à lui, laisse affleurer une virtuosité parfaitement intégrée au discours, jamais conquérante pour elle-même : vélocité, agilité, ampleur des plans sonores, tout concourt à créer un flux organique, qui rappelle l’esprit plutôt que la lettre de certaines grandes traditions russes.

L’opus 32 confirme et approfondit ces qualités. Le n°1, nerveux, presque sauvage, révèle un pianiste capable de projeter une intensité brute sans perdre le contrôle de la texture. Le n°5, d’une finesse de balancement remarquable, atteint une transparence rare, presque chambriste. Dans le n°10, inspiré du tableau de Böcklin, Fonlupt parvient à exprimer une émotion persistante sans jamais se laisser déborder par le pathos : chaque phrase respire, chaque nuance suggère plutôt qu’elle ne s’impose. Cette retenue expressive, que certains critiques internationaux avaient jugée presque trop prudente, apparaît ici comme un choix musical cohérent, une volonté d’habiter l’espace intérieur de l’œuvre plutôt que d’en amplifier la dimension tragique.

Le jeu se situe ainsi à une intersection délicate : un pianisme ardent, pénétrant, animé par une force intérieure, mais toujours attentif à la dimension architecturale. On y trouve moins l’exubérance flamboyante de certaines lectures historiques, et davantage une architecture pensée, articulée de l’intérieur, ce qui a conduit une partie de la presse à valoriser ce disque comme une lecture résolument moderne, débarrassée des conventions interprétatives qui collent parfois au cycle.

La comparaison avec les versions majeures du catalogue, inévitable lorsqu’on aborde ce répertoire, tourne largement en faveur du pianiste français selon plusieurs observateurs. Là où certains confrères privilégiant la brillance s’exposent à une certaine uniformité émotionnelle, Fonlupt varie les couleurs, module les dynamiques, prend le temps nécessaire pour faire entendre les strates d’écriture. Loin de l’approche immédiate ou démonstrative, il adopte une ligne d’interprétation qui refuse la facilité et s’attache à libérer la matière musicale de toute rigidité. Il en résulte une vision qui, dans les meilleures pages – et elles sont nombreuses – rivalise avec des lectures autrement plus célèbres.

La prise de son, large et aérée, favorise cette lecture en profondeur, en déployant un relief sonore impressionnant sans jamais trahir l’équilibre naturel du piano. On suit le phrasé comme on lirait une grande fresque, sans saturation, sans brouillard harmonique. Le choix du Yamaha, souvent moins valorisé dans la discographie du grand répertoire russe, se montre ici redoutablement pertinent.

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