Olivier Messiaen — Turangalîla-Symphonie - Yuja Wang (piano) - Cécile Lartigau (ondes Martenot) - Boston Symphony Orchestra — Andris Nelsons

Olivier Messiaen — Turangalîla-Symphonie - Yuja Wang (piano) - Cécile Lartigau (ondes Martenot) - Boston Symphony Orchestra — Andris Nelsons

Ce n’est peut-être pas la Turangalîla la plus révélatrice du point de vue analytique, ni la plus visionnaire d’un point de vue spirituel.Mais c’est l’une des plus vivantes, orageuses, sensuelles, grandioses, emportées par le souffle d’un romantisme cosmique décomplexé, où chaque mesure semble clamer que l’amour — humain, mystique, charnel, universel — est la seule clé d’interprétation légitime de cette œuvre. Un triomphe imparfait. Un triomphe indispensable.















Deutsche Grammophon
Note : 4,3/5

 
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Il existe deux manières d’aborder la Turangalîla-Symphonie : fouiller son ésotérisme rythmique et spectral comme un laboratoire métaphysique, ou la traiter comme un ample poème symphonique charnel, moderne certes, mais fondamentalement romantique, étreint par l’ivresse orchestrale et le sentiment amoureux. Andris Nelsons a choisi son camp — et il ne s’en excuse pas. Son Messiaen n’est ni ascétique, ni architecte sévère, ni mystagogue sonore. Il est symphoniste, dramaturge et hédoniste, conscient que l’œuvre doit renverser autant que fasciner.

Cette vision forte a divisé, parfois frontalement. Certains y ont entendu une matière trop dense, trop saturée, manquant d’arêtes ou de distance analytique. D’autres, au contraire, ont salué une lecture qui redonne à la partition sa vocation la plus profonde : être un chant d’amour cosmique, brûlant, exalté, démesuré, sensuel — l’antithèse même d’un discours expérimental autopsié.

Le Boston Symphony Orchestra ne joue pas avec le piano et les ondes Martenot : il les absorbe et les magnétise. Pas de rapport concertant, pas de hiérarchie solistes/masse orchestrale, mais une circulation permanente des forces, un flux organique où tout est flux, pression, densité, frottement. Le piano n’est pas devant : il est dans. Les ondes ne planent pas : elles traversent.

Cette intégration fait la force — et parfois le risque — de l’approche. La Turangalîla peut devenir ici immense bloc symphonique, irradiant plus qu’il ne diffracte, fascinant plus qu’il ne dissèque. La pâte orchestrale, somptueuse, peut déborder, submerger, emporter les timbres dans une vague où la précision de la micro-écriture se noie parfois dans le grand dessein.

Mais quand la fusion est réussie, elle est sidérante. Le thème de la statue surgit des profondeurs des cuivres comme une vision costaude et primitive ; le thème des fleurs prend sous les doigts des clarinettistes une tendresse chambriste, suspendue, miraculeuse de pudeur dans cette mer d’énergie.

Le chef letton construit la symphonie comme un théâtre métaphysique. Il sculpte les attentes : silences suspendus, introductions étirées comme des respirations sacrées, climaxes retardés jusqu’à l’hypnose. Son Finale est exemplaire : pas d’embrasement précoce, pas de crescendo hystérique, mais une montée tectonique, lente, irrésistible, jusqu’à un accord terminal lâché comme le verdict d’une divinité solaire.

Son Messiaen est charnel, non cérébral. Le rubato respire, les intensités s’étirent, les points d’orgue s’alanguissent, les ornements prennent un parfum presque décadent. La modernité radicale de Messiaen n’est ni niée, ni citée : elle est épousée avec les moyens pulsionnels du grand romantisme symphonique.

Wang ne se fond pas : elle irradie. Ses oiseaux ne pépient pas, ils chantent avec la nostalgie d’un lied schumannien. Son toucher rubatisé, sensuel, parfois spectralement flou, revendique une vision narrative et émotionnelle. La précision digitale est étourdissante, mais l’intellect cède ici la place au chant du désir, presque expressionniste par moments.

C’est un piano du cœur, pas un piano du prisme. Certains y verront un sommet d’incarnation poétique ; d’autres regretteront une forme de « sentimentalisante luxuriance » là où Messiaen attendrait peut-être plus de lumière minérale que de souffle humain.

Dans cette masse orchestrale en constante expansion, Cécile Lartigau est l’âme qui empêche l’œuvre de basculer dans le bloc monolithique. Son jeu n’est jamais décoratif : les ondes Martenot percent, aimantent, ensorcellent, comme un signal venu non des étoiles, mais de l’espace entre elles.

Enregistrée par Nick Squire au Symphony Hall de Boston en avril 2024, cette prise de son est l’une des grandes réussites techniques récentes du catalogue symphonique : Rarement la Turangalîla aura respiré avec un tel sens des espaces. L’ingénierie sonore ne cherche pas le choc, mais la plénitude sculpturale. On peut seulement regretter un léger enjolivement audiovisuel du spectre — un poli DG certes somptueux, mais qui lisse parfois la part la plus sauvage de la partition.

Ce disque n’est pas un laboratoire. Ce n’est pas une transe chamanique ni un exégèse spectraliste. C’est une cathédrale sentimentale, assumant son lyrisme, son panache, ses parfums presque cinématographiques, son érotisme instrumental non dissimulé. Il y a quelque chose de profondément bouleversant dans le refus de Nelsons de policer Messiaen. Il ne l’intellectualise pas : il l’aime, à outrance.

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