Pierre Boulez – Livre pour Quatuor - Quatuor Diotima

Pierre Boulez – Livre pour Quatuor - Quatuor Diotima

Un enregistrement capital, à la fois révélateur, problématique et inoubliable : l’utopie sonore de Boulez enfin incarnée dans toute son ampleur.















Pentatone PTC 5187360
Note: 4,5/5



Un monument de l’inachevé enfin révélé

Commencé en 1948, le Livre pour Quatuor occupe une place singulière dans l’œuvre de Pierre Boulez : celle d’un projet à la fois matriciel et inabouti. Dès l’origine, l’ambition était immense : bâtir un cycle pour quatuor à cordes qui ne se contente pas d’hériter de la Seconde École de Vienne, mais qui la dépasse en lui imposant une architecture modulable, éclatée, perméable à toutes les tensions de l’avant-garde d’après-guerre.
Boulez lui-même ne réussira jamais à mener à terme le quatrième mouvement. Ce n’est qu’après sa mort que Philippe Manoury, intime de son langage, proposa une version jouable, permettant de redonner unité et souffle à ce quatuor de légende. L’enregistrement du Quatuor Diotima est ainsi la première intégrale véritablement complète, événement attendu depuis plus de sept décennies.

Le Livre condense les influences de Berg, Webern, Messiaen et Leibowitz, mais en les tordant vers une esthétique radicalement neuve. Boulez confronte la clarté constructive issue de la tradition germanique avec l’exubérance sonore héritée de la modernité française. Le résultat est un champ de forces : d’un côté, lyrisme furtif, fragments romantiques, effluves presque debussystes ; de l’autre, bruit, percussions d’archets, sons arrachés aux cordes, sarcasmes dirigés contre l’écriture traditionnelle du quatuor.
Cette dialectique se déploie dans une architecture labyrinthique : six mouvements prévus, neuf sections subdivisables, une logique de polarités permanentes. L’œuvre oscille entre austérité glaciale et prolifération sonore, entre rigueur sérielle et éclats de pure poésie.

Le Quatuor Diotima, qui avait déjà abordé le Livre dans une version partielle il y a quelques années, livre ici une interprétation d’une autorité incontestable. Leur technique implacable et leur complicité avec Boulez — dont ils furent des partenaires privilégiés — leur permettent de rendre l’écriture lisible sans en aplanir la radicalité.
Les archets produisent un son ample, parfaitement équilibré, où chaque instrument trouve sa place dans une image sonore limpide. La prise de son, réalisée au Studio WDR de Cologne, offre une réverbération subtile qui donne profondeur et espace sans brouiller le discours.
Ce qui frappe, c’est la capacité des musiciens à insuffler une dimension presque viennoise à la pièce, rappelant parfois le Berg de l’opus 3 : un art de la transition et de la variation développante qui humanise l’abstraction sérielle. Leur lecture parvient à faire cohabiter la rigueur du matériau et une intensité expressive rare.

L’intégrale ainsi complétée donne enfin au Livre une cohérence nouvelle. Pourtant, une interrogation demeure : Boulez a-t-il réellement souhaité achever cette œuvre ? L’apport de Manoury, aussi convaincant soit-il, n’éteint pas le mystère. L’inachèvement persistant, les retours successifs du compositeur à ses propres esquisses, semblent dire autant que les notes elles-mêmes.
C’est sans doute cette ambiguïté qui rend l’œuvre si fascinante : elle oscille entre monument fondateur et chantier ouvert, entre hommage à la modernité viennoise et remise en cause radicale du quatuor comme genre. Pour certains, elle incarne un sommet du laboratoire post-sériel ; pour d’autres, un projet problématique, trop cérébral pour convaincre pleinement.

Ce disque n’est pas seulement un jalon discographique : il constitue une réévaluation historique de l’œuvre. Le Quatuor Diotima y atteint une maîtrise qui en fait probablement l’un de leurs plus grands accomplissements. L’expérience d’écoute reste exigeante, parfois éprouvante : elle réclame du mélomane une écoute active, attentive, imaginative. Mais la récompense est immense, à la mesure du pari esthétique de Boulez.

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