L’extase – Debussy & Messiaen - Magdalena Kožená (mezzo-soprano), Mitsuko Uchida (piano)
L’extase – Debussy & Messiaen - Magdalena Kožená (mezzo-soprano), Mitsuko Uchida (piano)
Un récital d’une grande tenue formelle, habité par une quête de beauté et de cohérence. Mais une diction incertaine, une expressivité parfois corsetée, et une lecture trop verticale de Messiaen empêchent cet enregistrement de s’imposer comme une référence. À découvrir pour la curiosité du programme et la noblesse des intentions, mais sans s’attendre à une révélation définitive.
Pentatone PTC 5187129
Note: 3/5
Réunir les univers si singuliers de Claude Debussy et Olivier Messiaen dans un même récital vocal relève à la fois du geste esthétique fort et du défi interprétatif majeur. D’un côté, l’alchimie sensuelle des mots et des harmonies fin de siècle ; de l’autre, la ferveur verticale d’un mysticisme musical du XXe siècle. Le programme ici proposé fait dialoguer trois cycles debussystes (Chansons de Bilitis, Poèmes de Baudelaire, Ariettes oubliées) avec le second livre des Poèmes pour Mi de Messiaen. L’idée est séduisante : explorer la filiation poétique et harmonique entre deux figures clés du modernisme français à travers la voix d’une même interprète, soutenue par une pianiste aussi rigoureuse que subtile.
Mais cette entreprise, ambitieuse, expose également les fragilités d’une approche trop esthétique, trop tournée vers la matière sonore au détriment parfois de la clarté du verbe ou de la tension dramatique sous-jacente. Le résultat, souvent admirable dans sa facture technique, demeure inégal quant à son pouvoir d’évocation.
C’est par les Chansons de Bilitis que le programme débute, ces tableaux d’inspiration pseudo-grecque où Debussy cultive une transparence harmonique, une pudeur érotique sans mièvrerie. Magdalena Kožená, qui avait déjà abordé ces pièces par le passé, y déploie une ligne vocale ample, souple, d’une sensualité évidente. La voix s’insinue dans les chromatismes de La flûte de Pan, caresse les silences de Le tombeau des Naïades, épouse les méandres des demi-teintes. Le piano d’Uchida, limpide, soutient cette évaporation contrôlée avec une rare délicatesse.
Mais une limite s’impose rapidement : la diction française, chez la mezzo tchèque, manque trop souvent de netteté. La fin du cycle, notamment dans les derniers vers du Tombeau, perd en intelligibilité ce qu’elle gagne en atmosphère. Les mots se fondent dans le timbre, jusqu’à devenir abstraits. Pour une œuvre qui joue justement sur l’équilibre entre suggestion poétique et précision du détail, ce flou phonétique crée une distance regrettable. Ce n’est pas tant un problème de justesse expressive que de projection sémantique.
Les Poèmes de Baudelaire confirment cette impression contrastée. L’approche y est tout à fait cohérente : exaltation lyrique assumée dans Le balcon, lignes tendues dans La mort des amants, évocations hallucinées dans Harmonie du soir. La mezzo affiche ici une palette dynamique large, parfois saisissante, et Uchida trouve une épaisseur harmonique bienvenue. Pourtant, on reste à la surface du texte. La poésie de Baudelaire demande une articulation presque théâtrale du mot, un relief verbal que l’esthétique fondue de Kožená ne permet pas toujours. La beauté du timbre n’a pas suffi à habiter le sous-texte tragique et symboliste.
Les Ariettes oubliées, en revanche, constituent sans doute le sommet du disque. Le Verlaine de Debussy, plus fluide, plus mélodique, semble libérer les interprètes. Kožená retrouve ici une articulation plus naturelle, presque parlante, tandis qu’Uchida fait briller le piano comme un miroir émotionnel. Il pleure dans mon cœur se déploie dans une brume contenue, Chevaux de bois valse avec une énergie imprévue, et Spleen touche par son désenchantement sans affectation. On sent ici une fusion entre texte et musique que les cycles précédents effleuraient seulement.
Le choix d’achever le disque par le second livre des Poèmes pour Mi est audacieux. Ce cycle, composé en 1937 pour la voix de Claire Delbos, épouse une dimension mystique, à la fois charnelle et spirituelle. Messiaen y conjugue l’exaltation amoureuse et la foi chrétienne dans un langage harmonique en perpétuel basculement. Ici, les difficultés sont innombrables : tessiture étendue, intensité dramatique, complexité rythmique, et surtout une exigence de conviction presque oraculaire.
Malheureusement, c’est dans ce répertoire que les limites de l’interprétation se font le plus cruellement sentir. La voix de Kožená, fortement sollicitée, tend à se figer. Le timbre se durcit dans les aigus, le phrasé devient plus mécanique, et l’ensemble prend un aspect massif, presque minéral. Là où l’on attend une ferveur ascendante, on perçoit une tension retenue, voire un enfermement expressif. L’émotion, plus suggérée que vécue, ne trouve pas toujours son chemin vers l’auditeur.
Le piano d’Uchida, quant à lui, reste d’une grande exactitude. Mais cette justesse devient ici un frein. La verticalité de son jeu, son refus des excès et de l’onirisme, conviennent mal à cette musique de l’éblouissement. On aurait aimé davantage de mystère, de liberté rythmique, de fulgurance. L’extase promise dans le titre reste en partie théorique.
Ce disque ne manque ni de beauté sonore ni d’intentions nobles. L’entente entre les deux artistes est réelle, construite sur une décennie de collaborations. Uchida offre un piano toujours raffiné, limpide, réfléchi. Kožená, en grande musicienne, modèle ses lignes avec soin, sans jamais sombrer dans le maniérisme. Et pourtant, on ressort de cette écoute avec une forme de frustration : un idéal d’unité, une direction poétique claire font parfois défaut.
On appréciera ce programme pour sa cohérence esthétique, sa rareté (peu d’associations de ces cycles au disque), et certains moments d’absolue réussite. Mais l’ensemble reste marqué par une tension entre deux approches – Debussy l’impressionniste, Messiaen le visionnaire – que l’interprétation ne parvient pas totalement à résoudre.
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