Hallelujah Junction - Œuvres de Adams, Stravinsky, Gershwin, Copland, Rzewski & McPhee - Anna Geniushene & Lukas Geniušas, piano
Hallelujah Junction - Œuvres de Adams, Stravinsky, Gershwin, Copland, Rzewski & McPhee - Anna Geniushene & Lukas Geniušas, piano
Cet album est bien plus qu’un disque de circonstance ou un exercice de style. C’est la déclaration artistique d’un nouveau duo majeur du répertoire à deux pianos, capable d’allier puissance, subtilité, précision et narration. Le choix du répertoire, la construction dramaturgique du programme, la cohérence stylistique dans des esthétiques pourtant très éloignées témoignent d’une maturité rare.
Alpha Classics ALPHA1122
Note: 4,5/5
Avec Hallelujah Junction, leur premier enregistrement en duo, les pianistes Anna Geniushene et Lukas Geniušas signent une lecture percutante, structurée et hautement réfléchie de la musique américaine du XXe siècle. Ce disque n’est pas une simple compilation de pièces emblématiques, mais bien une traversée dramaturgiquement pensée, illustrant à la fois la diversité des styles et la cohérence d’un langage musical qui, à force d’hybridations, a forgé une identité unique.
Le parcours commence dans les années 1930, au moment où l’Amérique musicale se cherche une voix. Et ce sont justement les voix de l’Autre — jazz, musiques afro-américaines, folklore latino ou balinais — qui vont nourrir les œuvres ici réunies. Si le répertoire choisi est audacieux, la manière dont il est articulé l’est encore plus : le programme se construit par contrastes et continuités, creusant des parentés inattendues entre néo-classicisme, modernisme, minimalisme et langage populaire.
L’ouverture du programme avec la Cuban Overture de Gershwin dans l’arrangement maximaliste de Gregory Stone donne le ton. Il ne s’agit pas de jouer léger, décoratif ou simplement jazzy : le duo adopte un jeu structuré, une pulsation souple mais ferme, une tension permanente entre rigueur rythmique et sensualité harmonique. Les effets orchestraux sont maîtrisés avec une précision redoutable, sans surjeu. On perçoit d’emblée la profondeur d’écoute réciproque entre les deux artistes, leur capacité à construire un espace rythmique commun, tout en laissant à chaque voix son autonomie expressive.
Dans Dumbarton Oaks, œuvre néo-baroque typique de l’exil américain de Stravinsky, les pianistes adoptent un ton ciselé, presque analytique, mais toujours ludique. Les syncopes, les dissonances espiègles, les décalages métriques sont rendus avec une finesse d’horloger. L’ironie, omniprésente dans l’écriture, n’est jamais surlignée : elle émerge naturellement, presque en filigrane. Le contrepoint est toujours lisible, la texture jamais confuse. Ici, la transparence technique se double d’une intelligence stylistique rare.
L’arrangement pour deux pianos d’El Salón México permet au duo d’exploiter pleinement la richesse des dynamiques et des registres. L’approche est narrative, presque cinématographique : chaque section semble raconter une scène différente, avec des inflexions de tempo et de caractère d’une grande souplesse. La danse n’est jamais décorative, elle est structurante. Là où d’autres duos adoptent une lecture plus littérale, ici les interprètes jouent sur les contrastes de masse, les ruptures de densité, les effets de halo ou de percussion sèche, et cela donne à l’œuvre une vraie profondeur expressive.
Le centre de gravité du disque réside sans doute dans ces deux œuvres rares : Balinese Ceremonial Music de Colin McPhee et Winnsboro Cotton Mill Blues de Frederic Rzewski. Deux pôles esthétiques opposés : l’un contemplatif, l’autre brutal ; l’un tourné vers un ailleurs poétique, l’autre vers une réalité sociale sans fard.
Chez McPhee, les pianistes montrent une sensibilité exceptionnelle à l’héritage gamelan : attaques effleurées, pédalisation subtile, lignes mélodiques suspendues dans le temps. Tout est mis en œuvre pour créer une matière sonore poreuse, fragile et lumineuse. C’est une musique de seuil, où chaque son résonne longtemps après avoir été émis.
À l’inverse, dans la pièce de Rzewski, tout est densité, répétition, déshumanisation mécanique. Le duo parvient à rendre lisible le chaos progressif qui s’installe dans la texture, sans jamais céder à la saturation sonore. Les masses sonores sont construites, respirées, équilibrées. Même dans l’explosion des clusters, une forme de contrôle reste perceptible. Ce n’est pas une virtuosité gratuite : c’est une gestion de l’inhumain par la clarté du jeu.
La pièce-titre, Hallelujah Junction de John Adams, vient clore le programme dans un registre où la forme semble dominer le fond. Le duo y déploie toute la précision rythmique et l’énergie qu’on leur connaît, mais l’œuvre elle-même semble moins offrir d’épaisseur émotionnelle que les précédentes. L’enchaînement des cellules répétitives, l’effet de miroitement, les jeux de déphasage sont excellemment réalisés, mais ne débouchent sur aucune catharsis. Cela n’enlève rien à la qualité de l’interprétation, mais laisse en suspens une question sur les limites expressives du minimalisme américain lorsqu’il devient trop autoréférentiel.
L’enregistrement réalisé à la Funkhaus de Berlin respecte pleinement l’équilibre entre clarté et fusion. Le spectre sonore est large, sans exagération, et met en valeur la percussivité des deux pianos sans jamais verser dans la dureté. L’image stéréo reste assez frontale, sans grand relief, mais rend justice à l’unité de jeu du couple. Certains pourront regretter un léger manque de moelleux ou de profondeur acoustique, notamment dans les œuvres les plus méditatives.
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