Salieri: Cublai, gran kan de' Tartari Christophe Rousset, Les Talens Lyriques

Salieri: Cublai, gran kan de' Tartari Christophe Rousset, Les Talens Lyriques

Christophe Rousset et Les Talens Lyriques ressuscitent Cublai, gran Kan de’ Tartari de Salieri, opéra satirique et hybride de 1788, où se mêlent seria, buffo et critique politique sous un vernis orientaliste. Une lecture orchestrale raffinée au service d’une partition aussi audacieuse que déconcertante.















Aparté AP379
Note: 3,5/5



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La résurrection d’un opéra oublié de Salieri n’est jamais un geste anodin, surtout lorsqu’elle est portée par Christophe Rousset et Les Talens Lyriques. Avec Cublai, gran Kan de’ Tartari, créé à Vienne en 1788, on quitte les terres connues du compositeur pour plonger dans une partition hybride, complexe et souvent déroutante. Un objet singulier, oscillant sans cesse entre satire politique, comédie bouffonne et drame sentimental.

La première écoute de Cublai peut déstabiliser. Salieri prend ici des libertés considérables avec les conventions opératiques de son temps. La structure, volontairement heurtée, juxtapose brusquement des récitatifs secs interrompus sans transition, des airs seria aux courbes lyriques affirmées et des numéros buffa volontairement outrés. On passe d’une page presque tragique à une scène de pure pantalonnade avec un aplomb qui frôle parfois l’arbitraire.

L’écriture orchestrale renforce cet effet de collage. Salieri déploie par moments une richesse harmonique et une inventivité orchestrale dignes de la grande tradition viennoise, mais n’hésite pas à désamorcer toute tension dramatique par des changements de ton abrupts. L’auditeur averti y reconnaîtra une sorte de théâtralisation de l’incohérence, un jeu conscient sur la fragmentation, reflet sans doute des ambiguïtés politiques du livret.

Sous couvert d’un récit se déroulant à Cathay, c’est bien évidemment l’Europe éclairée et ses dérives autoritaires que Salieri et son librettiste Giovanni Battista Casti visent ici. Le personnage de Cublai Kan est une caricature à peine voilée du despote éclairé, campé musicalement dans un registre buffo où la basse est constamment sollicitée dans des effets de caricature vocale. Ce choix d’écriture contribue à installer une distance ironique entre l’action scénique et la réalité politique sous-jacente.

Cette lecture parodique des mécanismes du pouvoir contraste fortement avec le précédent grand opéra de Salieri, Tarare, plus grave, plus unitaire dans sa dramaturgie, mais tout aussi imprégné de préoccupations politiques.

Dans cette nouvelle production discographique, le casting vocal réunit plusieurs qualités majeures, mais souffre aussi de quelques disparités notables.

Au sommet de la distribution, Mirco Palazzi incarne un Cublai autoritaire et massivement présent. Sa basse ample, bien projetée, confère au personnage l'épaisseur et la violence voulues. Dans les récitatifs, son phrasé expressif impose immédiatement l’image sonore d’un despote brutal, tandis que ses interventions dans les airs se parent d’une noirceur calculée.

Face à lui, Marie Lys apporte à Almiza un lumineux contraste. Son soprano agile et expressif séduit par son contrôle technique et son engagement dramatique, notamment dans l’air central « Fra i barbari sospetti », où elle déploie une ligne vocale d’une grande pureté sans jamais sacrifier la clarté de la diction. Son interprétation offre sans conteste l’un des moments de grâce de cet enregistrement.

Anicio Zorzi Giustiniani, dans le rôle de Timur, propose un timbre élégant, au legato soigné, mais peine à faire entendre un véritable impact dramatique. Son chant reste souvent en demi-teinte, un peu trop éthéré pour un personnage censé porter une partie de la charge émotionnelle de l’opéra.

Le duo comique, formé par Ana Quintans et Giorgio Caoduro (Memma et Bozzone), suscite un intérêt plus mitigé. La soprano offre des vocalises propres mais manque d’une véritable autorité scénique et de mordant dans les dialogues musicaux. Quant au baryton, malgré un timbre rond et expansif, son style apparaît parfois trop massif, sans la souplesse requise par l’écriture agile de son rôle.

Enfin, le jeune soprano Lauranne Oliva s’impose agréablement dans le bref mais virtuose « Cavallo, cavallo », où son timbre clair et sa fraîcheur vocale font merveille.

La direction de Christophe Rousset reste sans conteste l’atout majeur de cet enregistrement. On retrouve son sens aigu des couleurs orchestrales, sa capacité à équilibrer chaque pupitre tout en mettant en valeur les singularités d’une écriture instrumentale tour à tour vive, burlesque ou élégiaque. Les bois sont éclatants de relief, les cuivres mesurés mais efficaces, et les cordes offrent cette souplesse de phrasé qui fait la marque de l’ensemble.

Le continuo, d’une vivacité constante, participe à dynamiser des récitatifs que la construction même de l’œuvre aurait pu rendre répétitifs. Rousset parvient à donner du liant à une partition qui, sur le papier, semble vouloir échapper à toute cohérence dramaturgique.

La prise de son, claire et bien étagée, permet de savourer les détails d’une orchestration souvent brillante, même si les équilibres entre solistes et orchestre souffrent parfois de légers décalages dynamiques dans certains ensembles.

Faut-il pour autant crier au chef-d'œuvre méconnu ? Pas tout à fait. Si Cublai témoigne d’un indéniable courage formel et d’une liberté de ton réjouissante, il ne parvient pas à maintenir sur la durée un véritable fil narratif ou émotionnel. Les audaces de Salieri, passionnantes sur le plan théorique, peinent à se traduire par une continuité dramatique qui captiverait pleinement l’auditeur.

Cet enregistrement reste toutefois une contribution précieuse à la redécouverte du Salieri lyrique, et permet de mieux saisir la complexité d’un compositeur encore trop souvent réduit à la caricature de l’ennemi de Mozart.

Pour les amateurs de raretés et les passionnés de l’histoire de l’opéra, Cublai mérite sans conteste l’écoute et l’analyse. Pour ceux qui recherchent un frisson théâtral immédiat ou un grand souffle lyrique, mieux vaudra peut-être se tourner vers des partitions plus abouties du même compositeur.

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