Georges Bizet – The Complete Songs and Cycles - Cyrille Dubois, Marianne Croux, Coline Dutilleul, Guilhem Worms - Luca Montebugnoli, Edoardo Torbianelli (pianos historiques)

Georges Bizet – The Complete Songs and Cycles - Cyrille Dubois, Marianne Croux, Coline Dutilleul, Guilhem Worms - Luca Montebugnoli, Edoardo Torbianelli (pianos historiques)

Une intégrale précieuse, servie par des musiciens investis et une réalisation sonore exemplaire. Si l’ensemble ne révèle pas un corpus uniformément essentiel, il témoigne d’un pan méconnu du romantisme français, avec ses raffinements, ses charmes discrets, ses faiblesses aussi. Un voyage subtil, parfois inégal, mais riche de révélations pour l’oreille patiente.















Harmonia Mundi HMM905388.90
Note: 4/5



Lorsqu’on évoque Bizet, l’imaginaire collectif s’ancre aussitôt dans Carmen, L’Arlésienne ou quelques arias phares au panthéon de l’opéra français. Son œuvre vocale de salon, bien que prolifique, demeure reléguée à une zone d’ombre du répertoire romantique. Ce triple album, réunissant pour la première fois l’intégralité des 63 mélodies connues du compositeur – dont plusieurs inédites – vient combler un vide éditorial majeur. Mais cet exploit documentaire soulève une question : à quelle hauteur poétique et musicale se situent réellement ces pièces dans l’œuvre de Bizet, et dans l’histoire de la mélodie française ?

La diversité du catalogue impressionne. Bizet, comme ses contemporains, ne compose pas en cycles structurés à la manière de Schumann ou Duparc, mais regroupe ses mélodies en recueils disparates. Ces pièces, souvent destinées au salon, épousent une esthétique de la miniature lyrique : l’esquisse poétique, la vignette sentimentale, parfois fleur bleue. On y croise des poèmes de Lamartine, Gautier ou Hugo, mais aussi de nombreux textes d’auteurs secondaires, voire anecdotiques. L’univers textuel convoque les fleurs, les baisers, les crépuscules, les papillons ou les souvenirs d’enfance – autant de motifs récurrents dans les salons bourgeois du Second Empire.

Certaines pièces n’échappent pas à une certaine mièvrerie mélodique ou à une prosodie mal dégrossie. Mais au détour de plusieurs mélodies, une élégance limpide s’impose, portée par un sens du contour vocal, une harmonie subtilement colorée, un goût de la ligne qui trahissent l’homme de théâtre. Il faut saluer l’intelligence de l’ordre choisi pour ce coffret : les pièces ne sont pas regroupées par ordre chronologique, mais selon la typologie des instruments historiques utilisés – trois pianos anciens minutieusement sélectionnés pour leur pertinence esthétique.

C’est là l’un des grands mérites de cette intégrale : l’utilisation de trois pianos d’époque, chacun affecté à un répertoire spécifique. Un somptueux Érard de 1898 ayant appartenu à Pauline Viardot – timbre riche, feutré, idéal pour les mélodies tardives – offre un écrin noble aux Vingt mélodies op. 21 et aux Seize mélodies de 1885. Un Pleyel de 1857, plus clair et incisif, est utilisé pour les duos et Feuilles d’album de 1867. Enfin, un pianino Pleyel de 1835, au son plus intime, presque rustique, accompagne les Chants des Pyrénées et les pièces de jeunesse.

Ce choix des instruments n’est pas un simple caprice musicologique : il colore véritablement l’écoute, ravive les textures harmoniques et remet en perspective la sensibilité sonore d’un Bizet souvent entendu sur des pianos modernes trop puissants. Les pianistes Luca Montebugnoli et Edoardo Torbianelli s’illustrent ici par un jeu souple, raffiné, jamais pesant, respectueux des respirations du chant.

La distribution vocale s’articule autour de quatre solistes, à la personnalité marquée. Coline Dutilleul en est sans conteste la figure la plus convaincante. Son mezzo lumineux, finement articulé, trouve une justesse de ton remarquable dans des pièces comme À une fleur ou Ma vie a son secret. La fusion entre le phrasé vocal et les couleurs du Pleyel de 1857 est d’une poésie rare. Elle excelle également dans les Chants des Pyrénées, perles folkloriques harmonisées par Bizet dans les années 1860, où elle parvient à conjuguer simplicité rustique et raffinement lyrique.

Cyrille Dubois, habitué du répertoire français, brille par sa diction exemplaire, son naturel vocal, mais s’abandonne parfois à une expressivité trop appuyée. Certaines mélodies – Absence, J’aime l’amour – y perdent en nuance ce qu’elles gagnent en emphase. Il reste néanmoins un guide solide dans ce labyrinthe de pièces brèves, souvent piégeuses par leur économie de moyens.

Marianne Croux offre une lecture contrastée. Si sa fraîcheur vocale séduit dans des pages douces ou contemplatives, elle se montre moins à l’aise dans des pièces plus exigeantes techniquement ou dramatiquement – Adieux de l’hôtesse arabe manque de tension, et la Tarentelle laisse entrevoir des limites d’agilité.

Guilhem Worms, enfin, déçoit. Sa voix grave, peu modulée, peine à incarner la variété d’atmosphères requises. Les mélodies narratives ou pittoresques (La Chanson du fou, La Coccinelle) restent figées dans une neutralité expressive frustrante.

Cette intégrale ne révèle pas un maître absolu de la mélodie, mais un compositeur habile, parfois inspiré, souvent charmant. On y découvre des bijoux injustement oubliés (Les Nymphes des bois, Rêvons, aimons), des emprunts à l’opéra intégrés avec finesse (Lamento, Je n’en dirai rien, Ouvre ton cœur), et des essais touchants de style populaire. Bizet, loin de révolutionner le genre, y affirme un classicisme élégant, parfois trop sage, mais toujours musicalement soigné.

L’apport musicologique de cet enregistrement est incontestable. Pour les amateurs de mélodie française, il s’agit d’un document de référence, enrichi par une interprétation respectueuse et globalement inspirée. Pour les mélomanes curieux, c’est une invitation à explorer les marges d’un génie connu surtout pour ses sommets scéniques.

Visionner le Clip Vidéo
Acheter cet album
Accéder à la chaîne Altea Media I Love TV

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Broadway Rhapsody: Cyrille Dubois & ArteCombo

Maurice Ravel – The Complete Solo Piano Works - Seong-Jin Cho

Giacomo Puccini – Tosca • Eleonora Buratto (Tosca) • Jonathan Tetelman (Cavaradossi) • Ludovic Tézier (Scarpia) • Orchestra e Coro dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia • Daniel Harding