Reynaldo Hahn – Le Dieu Bleu - Les Frivolités Parisiennes – direction Dylan Corlay

Reynaldo Hahn – Le Dieu Bleu - Les Frivolités Parisiennes – direction Dylan Corlay

Une œuvre injustement négligée retrouve ici sa lumière grâce à une interprétation ciselée, sensible et savamment architecturée. Un jalon indispensable pour les amateurs d’orchestre français, de ballet fin-de-siècle et de découvertes oubliées.














B Records LBM074
Note: 4,5/5


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Lorsque Le Dieu Bleu est créé le 13 mai 1912 au Théâtre du Châtelet par les Ballets russes, l’accueil est glacial. L’attente était immense : Vaslav Nijinsky dans le rôle-titre, Tamara Karsavina pour partenaire, décors et costumes signés Léon Bakst, une intrigue exotisante concoctée par Jean Cocteau et Frédéric de Madrazo, et une musique commandée à Reynaldo Hahn, l’un des compositeurs les plus en vue dans les salons parisiens. Mais cette alchimie d’apparat s’est vite délitée sur scène. Les critiques de l’époque déplorent une chorégraphie fade, une musique jugée tiède, une inspiration insuffisamment saisissante comparée à ce que Debussy ou Ravel offraient à la même époque au monde du ballet symphonique.

Pourtant, un siècle plus tard, la partition, désormais dégagée de sa mise en scène et écoutée pour elle-même, se révèle bien plus intrigante et raffinée que ne le laissait entendre le verdict de 1912. Cette recréation en concert, donnée par Les Frivolités Parisiennes sous la direction de Dylan Corlay, s’impose comme une restitution de haute tenue, rendant justice à une œuvre injustement oubliée.

Le Dieu Bleu s’inscrit à la charnière de deux esthétiques : celle du raffinement post-romantique français hérité de Massenet, et celle, plus audacieuse, des expérimentations harmoniques du début du XXe siècle. La partition, d’un seul tenant mais structurée en tableaux bien distincts, déploie un langage orchestral qui emprunte à Ravel ses couleurs, à Debussy ses climats harmoniques, et à Roussel ou Koechlin un certain goût de l’exotisme stylisé.

L’introduction donne le ton : une flûte seule, suspendue, ouvre l’espace sonore comme une invocation. Viennent ensuite des épisodes alternant hiératisme liturgique et danses charnelles, dans une narration musicale d’une grande lisibilité. La « Danse des Yoghis », sèche et scandée, contraste avec le lyrisme langoureux de la « Danse des souvenirs ». Dans la « Colère des prêtres », la violence est rendue par des percussions appuyées et des ostinatos féroces qui évoquent Roussel ou Stravinsky. L’apparition finale du Dieu Bleu, baignée d’un halo quasi surnaturel grâce au glockenspiel, à la harpe et aux arabesques du piano, offre une conclusion lumineuse, empreinte d’un mysticisme contemplatif.

Ce n’est pas une musique à effet, ni une partition à grand spectacle malgré son sujet : Hahn privilégie la souplesse, la suggestion, le clair-obscur. Il ne convoque pas les déferlements orchestraux ravéliens ou debussystes, mais développe au contraire un art de la variation intérieure, une orfèvrerie thématique souvent plus proche de Fauré ou de Lekeu. En ce sens, la partition déroute peut-être parce qu’elle refuse le spectaculaire que l’on attendait d’un ballet des Ballets russes.

C’est là que l’approche de Dylan Corlay fait mouche. Le chef opte pour une lecture fluide, sans excès, attentive au phrasé comme à la couleur. À la tête d’un effectif élargi (au-delà du format habituel des Frivolités), il donne à chaque épisode un profil caractérisé, sans jamais alourdir le discours. La transparence des textures est constante ; les équilibres sont d’une rare élégance.

Les instrumentistes se distinguent par leur engagement : les bois sont d’une finesse de ton remarquable, les cuivres restent mesurés sans perdre en tranchant, et les percussions participent à la dramaturgie avec un sens du dosage appréciable. On saluera en particulier la qualité du travail des vents dans les passages mélodiques solistes, souvent délicats mais toujours porteurs de sens.

L’orchestre excelle à varier les plans sonores : le foisonnement du monde profane, les incantations des prêtres, les climats oniriques de l’apparition divine, tout cela trouve sa juste traduction sonore. Le chef parvient à maintenir une continuité dramatique convaincante, là où d’autres auraient peut-être succombé à la tentation d’un enchaînement de vignettes sans respiration.

L’enregistrement, réalisé lors d’un concert donné à Soissons, est techniquement satisfaisant mais n’atteint pas l’excellence. L’image sonore est ample, bien spatialisée, et les différents pupitres sont généralement bien définis. Toutefois, une certaine matité du spectre, une légère absence d’air et de précision dans le contour des instruments sont perceptibles, notamment dans les passages les plus fournis. Quelques bruits de salle et applaudissements rappellent l’origine live de l’enregistrement, sans réellement nuire à l’écoute – ils ajoutent même une forme de vitalité et d’immédiateté au propos.

Cette version du Dieu Bleu constitue un apport majeur à la discographie de Reynaldo Hahn – encore bien maigre s’agissant de ses œuvres orchestrales. Loin d’être un exercice de style un peu fade, comme le laissaient croire certains jugements hâtifs, la partition se révèle à la fois subtile, stylisée et profondément habitée par un imaginaire musical singulier. Elle n’égale certes pas les sommets du ballet symphonique français (Debussy, Ravel, Roussel), mais elle affirme une personnalité propre, un art du demi-ton et du clair-obscur qui ne demande qu’à être redécouvert.

L’interprétation inspirée de Dylan Corlay et de ses musiciens lui offre enfin un cadre digne de sa richesse. Une véritable révélation, qui réévalue en profondeur la place de Hahn dans la modernité musicale française.

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