Bertrand Chamayou – Ravel: Fragments

Bertrand Chamayou – Ravel: Fragments

Avec Fragments, Bertrand Chamayou signe un enregistrement essentiel, aussi fort sur le plan pianistique qu’intellectuel. Il ne s’agit pas d’un simple hommage, mais d’une méditation active sur l’univers ravélien, traversée par la mémoire, la transformation et la lumière. Rares sont les disques à la fois aussi libres et aussi fidèles.















Erato
Note: 4,5/5



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Bertrand Chamayou revient à Ravel avec un projet à la fois intime et visionnaire. Vingt ans après une intégrale remarquée des œuvres pour piano seul, le pianiste toulousain opère ici un geste plus personnel, moins tourné vers l’exhaustivité que vers la recomposition. Ce Fragments n’est pas une suite de pièces raveliennes, mais une mise en résonance, une architecture kaléidoscopique mêlant œuvres du maître, transcriptions rares, arrangements de la main même de Chamayou, et évocations signées par ses contemporains ou ses successeurs.

Ce n’est pas un disque hommage, mais un territoire en soi : un espace où Ravel dialogue à travers le temps avec Ricardo Viñes, Arthur Honegger, Xavier Montsalvatge, Betsy Jolas, Frédéric Durieux ou encore Salvatore Sciarrino. Ce tissage, soigneusement pensé dans son agencement, donne l’impression d’un monologue intérieur ravélien, traversé de réminiscences, de projections, de visions.

Dès les premières mesures des Trois beaux oiseaux du paradis – transcrits avec un rare sens du souffle –, on est frappé par l’art du phrasé, cette manière de suspendre les lignes et d’installer une respiration musicale presque vocale. Le toucher est tout en nuances diaphanes, avec une clarté d’articulation qui semble toujours chercher la lumière dans la texture.

Dans les transcriptions de Daphnis et Chloé, la danse légère se pare de teintes pastel, sensuelles mais sans excès de moelleux. La main droite semble effleurer la surface d’une eau calme, tandis que les appuis discrets de la main gauche donnent une assise souple, jamais rigide. Plus loin, La Valse fascine par son ivresse contrôlée, sa montée progressive vers le chaos, tout en conservant une rigueur structurelle remarquable. Chamayou ne s’abandonne jamais à l’effet : il construit une tension qui progresse comme une spirale, tour à tour voluptueuse, menaçante, ou presque grotesque.

Si l’on peut regretter l’absence de la Danse générale de Daphnis, qui aurait permis un bouquet final plus incandescent, le choix de conclure sur une évocation plus intériorisée, presque murmurée, souligne une volonté de ne jamais forcer le trait.

Mais c’est dans les enchaînements que le disque prend une dimension supérieure. L’agencement des pièces semble découler d’une logique presque dramatique : une cartographie émotionnelle, passant de l’épure folklorique (Chanson de la mariée) à l’abstraction poétique (De la nuit de Sciarrino), puis vers les profondeurs oniriques du Nocturne de Daphnis et Chloé. Ces transitions ne relèvent pas du collage, mais d’un geste de dramaturge : les œuvres se répondent, se prolongent, se contredisent même, comme les pages d’un journal intime éclaté.

Dans ce parcours, l’étrangeté scintillante des Signets de Betsy Jolas, la suspension douloureuse de Pour tous ceux qui tombent de Frédéric Durieux ou encore le Menuet spectral de Ricardo Viñes s’imposent non comme des digressions, mais comme des révélateurs. Le piano devient alors un miroir traversé par les figures ravéliennes – Ondine, Scarbo, Gibet – qui flottent ici en ombres portées, recomposées dans une lumière nouvelle.

L’enregistrement, réalisé aux studios Miraval de Correns, adopte une captation très proche de l’instrument. Cette proximité accentue la présence brute du piano, avec une immédiateté saisissante. Si l'on perçoit parfois une légère confusion dans les bas médiums, cette densité contribue aussi à une richesse de timbre qui donne toute sa profondeur au discours de Chamayou.

Les graves, en particulier, impressionnent par leur intensité maîtrisée : ils ne grondent jamais, mais prolongent l’aura harmonique des aigus dans un mouvement organique. C’est particulièrement notable dans La Valse ou encore dans le nocturne ravélien, où l’on passe d’un miroitement éthéré à une angoisse sourde, sans rupture.

Ce disque est de ceux qu’on n’écoute pas morceau par morceau. Il exige une immersion, une continuité, comme un récit qui ne délivre son sens qu’à la toute fin. Loin des intégrales ou des anthologies, Ravel: Fragments relève d’un art du montage musical proche de celui du cinéma : un travail d’agencement, de clair-obscur, d’écho. Mais à la différence d’une œuvre théorique ou cérébrale, il reste profondément sensible, charnel même, sans jamais céder à la démonstration.

Tout l’art de Chamayou tient dans cet équilibre : faire entendre Ravel dans son entièreté en passant par ses éclats, ses échos, ses absences. Cette fragmentation devient paradoxalement un mode d’unification poétique, révélant à quel point l’œuvre de Ravel – aussi rigoureusement architecturée qu’elle soit – demeure le fruit d’une pensée fluide, ouverte, rêveuse.

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