Abracadabra – Béatrice Berrut

 Abracadabra – Béatrice Berrut, piano

Un album qui, sans chercher la perfection, propose une vision. Profondément personnel, subtilement engagé, richement interprété, Abracadabra témoigne d’une liberté rare dans le paysage discographique actuel. À écouter plusieurs fois, pour en percevoir toutes les strates musicales, symboliques et humaines.















La Dolce Volta  LDV136
Note : 4/5



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Avec Abracadabra, Béatrice Berrut signe un album hybride, au croisement de l’imaginaire orchestral et d’un piano autobiographique. À l’opposé d’un simple récital ou d’un programme thématique balisé, l’enregistrement fonctionne comme une sorte de rituel initiatique : un espace où les partitions du passé se mêlent à une écriture contemporaine singulière, la sienne, dans un continuum poétique et dramatique. Le risque est grand — la réussite, partielle mais indéniable.

Le disque s’ouvre sur des transcriptions redoutables, qui forment le socle esthétique du projet: L’Oiseau de feu de Stravinsky et L’Apprenti sorcier de Dukas, deux œuvres dont l’orchestration originale constitue l’essence. Dans cette configuration, le piano devient ici moins un substitut qu’un révélateur, capable d’en faire jaillir de nouvelles lectures. Le jeu de Berrut est puissamment narratif, lyrique, énergique, mais jamais binaire. Elle n’imite pas l’orchestre ; elle en extrait la sève rythmique et harmonique pour la transfigurer par un toucher orchestralement pensé.

L’équilibre des plans sonores impressionne : le contrepoint est ciselé avec une clarté irréprochable, même dans les masses sonores les plus denses. Si l’on peut regretter, à certains moments, une forme de surcharge expressive (particulièrement dans les apogées de L’Oiseau de feu, où la pédalisation devient plus généreuse que lisible), le geste musical reste tendu, intelligent, maîtrisé.

Le phrasé est toujours orienté par le souffle, mais sans artifice — on ne trouve ici ni maniérisme de salon ni démonstration vide. Certains pourront ressentir une relative froideur dans l’approche rythmique, plus architecturale qu’instinctive, mais la cohérence de la construction générale compense cette retenue affective.

Le cœur du projet repose sur Untold Tales, un cycle de quatre œuvres originales composées par Berrut elle-même. Ces pièces prolongent la logique narrative du programme tout en offrant un contrechamp personnel et introspectif. 

Ici, la compositrice explore un langage néo-tonal modulé par des couleurs modales, des harmonies enrichies et une écriture contrapuntique qui évoque Liszt, Scriabine, voire certaines pages lentes de Dutilleux. Le piano devient le théâtre d’un récit intérieur, fait de tensions suspendues, d’élans brisés et de silences signifiants.

L’inspiration narrative est manifeste : chaque pièce semble suggérer un hors-champ littéraire ou visuel. Pourtant, la musique ne verse jamais dans l’illustration pure ; au contraire, elle se construit sur des motifs cycliques, des jeux de résonance et d’interruption, où le non-dit structure l’écoute. L’écriture reste idiomatique, claire, parfois minimaliste, mais toujours pensée pour le clavier.

On pourra reprocher à certaines pièces un relief rythmique moins affirmé — notamment dans La sirène bipolaire, où le flux s’installe dans une certaine monotonie texturale —, mais la qualité du matériau harmonique et l’intelligence formelle donnent à l’ensemble une cohérence rare pour un corpus aussi récent.

Ce que propose Abracadabra, au-delà d’une démonstration technique ou d’un catalogue de styles, c’est une dramaturgie implicite. L’album fonctionne comme un espace mental, traversé par des figures archétypales (la sorcière, la marâtre, la sirène, la dormeuse), toutes féminines, toutes revisitées dans une perspective moderne, sans caricature ni militantisme ostentatoire.

Le piano y devient le médium d’un processus de transfiguration : il absorbe l’orchestre, digère le mythe, et restitue une matière sonore intérieure, poétique, parfois trouble. Ce n’est ni un manifeste néo-classique, ni une posture néo-romantique. C’est un geste musical sincère, où la forme épouse le fond, même dans ses déséquilibres.

La captation est chaleureuse, bien équilibrée, respectueuse des nuances dynamiques sans exagération de la spatialisation. Le timbre du piano est magnifié dans les registres médium et grave, avec une belle profondeur, même si le haut du spectre manque parfois d’un brin de mordant dans les grands tutti transcrits. L’acoustique légèrement réverbérée confère une dimension presque cinématographique à l’ensemble, en phase avec le propos.

Le livret, s’il reste volontairement elliptique dans l’explicitation des pièces, soutient l’ambiguïté narrative de l’album. Il laisse à l’auditeur l’espace d’une lecture libre — ce que certains regretteront, mais qui semble ici un choix pleinement assumé.

Abracadabra n’est pas un disque qui cherche l’unanimité. Il divise, parfois à juste titre, entre ceux qui y verront un patchwork de styles et ceux qui y liront un vrai récit intérieur. C’est précisément dans cette tension que réside sa valeur : dans cette capacité à troubler, à interpeller, à proposer autre chose qu’un simple programme de récital.

Béatrice Berrut confirme ici qu’elle n’est pas seulement une pianiste au jeu puissant et coloré : elle est une musicienne-pensée, capable de se réinventer à travers ses propres œuvres sans renier la tradition qu’elle habite.


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